Poésies inédites (1881)

Réponse

– Nier, est-ce guérir les angoisses souffertes ?
Vivre, est-ce s’exiler hors des lieux ou des temps ?
Mes yeux sont clairvoyants, mes oreilles ouvertes,
Moi, je vois et j’entends.

En vain du joug commun je me prétendrais libre ;
Sur le monde affaissé le mal règne en vainqueur,
Et chaque vice porte, et chaque douleur vibre
Comme un trait dans mon cœur.

Que d’autres par système évitent les tristesses,
Invoquent à leur gré contre de tels aspects
Des sensibilités et des délicatesses
Dignes de nos respects ;

Mais moi, ce qu’à toute heure on souffre sur la terre,
J’ignorerais qu’aussi j’aurais pu l’endurer ?
Et ceux qui vont mourir, moi, je les ferais taire,
Moi, j’irais m’en garer ?

Non, je cours en avant, où que mon cœur m’entraîne,
Je suis une imprudente, ivre de liberté ;
Hier amour tremblant, demain foi souveraine,
Aujourd’hui charité.

O vous surtout, infortunées,
Qui, dès le berceau condamnées,
Par la honte allez à la mort ;
Pauvres femmes qui, sur la route,
Fléchissez au fardeau du doute,
Succombez au poids du remord ;

Vous dont l’opprobre et la misère
Sont comme le rongeur ulcère
Des frivoles sociétés ;
O vous, les brebis réprouvées,
Qui ne pouviez être sauvées,
Esclaves des fatalités ;

Tristes jouets dont l’homme abuse,
Et dont sa vanité refuse
D’épargner au moins les débris ;
Vous qu’on méprise et qu’on offense,
O faibles êtres, sans défense.
Déformés, dégradés, meurtris ;

Cœurs façonnés par les épreuves,
O pauvres âmes, toujours veuves
D’amour pur, de sainte amitié,
Vous, dont je me suis approchée,
Sans peur d’être par vous touchée,
Vous avez ému ma pitié !

À vous peindre dans vos détresses,
Mettant mes plus chères tendresses,
J’ai trouvé d’étranges douceurs ;
Et je sentis une blessure,
Dont j’ignorais l’âpre morsure,
Quand je vous reconnus pour sœurs

O vous, que je plains et que j’aime,
Vous qui méritez l’anathème,
Puisque j’ai su le mal par vous,
Je dirai vos efforts stoïques,
Coupables aux fronts héroïques,
Martyres mortes à genoux.

Et moi, qui vis paisible en ma chaste demeure,
Sans qu’un doute m’atteigne ou qu’un soupçon m’effleure,
Je m’en irai là-bas
Recueillir les soupirs de ces bouches crispées,
Comme on forme un bouquet avec les fleurs coupées
Qui gisent sous nos pas.

Ma faiblesse vaincra, jointe à leur impuissance ; .
De tes déshérités je serai l’innocence
Comme ils sont mon souci,
O Peuple ! et dans le gouffre aux douleurs éternelles
Je descendrai, tendant mes deux mains fraternelles.
Car je suis peuple aussi !

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