J. Barbey d’Aurevilly
Théodore de Banville
Émile Caro
Théophile Gautier
Alfred Marchand
Pierre Martino
Sully Prudhomme


J. Barbey d’Aurevilly

Ces poésies sont belles à faire peur, comme disait Bossuet de l’esprit de Fénelon. Ce sont à coup sûr les plus belles horreurs littéraires qu’on ait écrites depuis les Fleurs du Mal de Baudelaire. Et même c’est plus beau, car dans le mal — le mal absolu — c’est plus pur. Les poésies célèbres de Baudelaire ne sont que l’expression des sens révoltés qui se tordent dans l’épuisement et la fureur de leur impuissance, serpents de Laocoon qui n’ont plus à étreindre que le fumier sur lequel ils meurent. Mais les poésies de Mme Ackermann sont le chaste désespoir de l’esprit seul. Ses blasphèmes, à elle, n’ont pas la virulence des blasphèmes de Baudelaire. Ils sont taillés dans un marbre radieux de blancheur idéale, avec une vigueur et une sûreté de mains qui indiquent que l’artiste, ici, est son propre maître, et sans excuse, comme Lucifer, qui ne tomba, que parce qu’il voulut tomber. Transposition singulière quand on les compare. C’est l’homme, ici, qui a chanté comme aurait pu chanter la femme, et la femme, comme l’homme n’a pas chanté.

Les poètes et les hommes (1889)


Théodore de Banville

Cette poétesse dont toute la hautaine figure exprime l’audace, l’intuition et le génie, a acquis, à force de chanter et de souffrir, une singulière beauté. Car par un amusant jeu de la Nature, dont la richesse d’imagination est assez évidente pour qu’elle ait, si elle veut, le droit de se recopier elle-même, sa tête aux superbes traits épiques est exactement la même que celle de Hugo, mais de Hugo jeune, et comme nous l’avons connu, contant des choses gaies. C’est la même coupe du visage et c’est le même énorme front aux plans magnifiques. Les yeux, plus brillants que ne le furent jamais ceux du divin lyrique, ont des prunelles de braise, et la bouche que plisse un bon et dédaigneux sourire est pleine de finesse, de révolte et de malice. Ferme et hardie en son allure impérieuse, Madame Ackermann porte souvent à la main un bâton, que tantôt elle tient comme les duchesses du XVIIe siècle leur canne d’ivoire, et où tantôt elle s’appuie, comme Madame Pernelle, dont elle a le rude franc-parler, mais non l’étroitesse d’esprit. Parfois aussi ce bâton fait songer à la baguette d’une magicienne, car la poétesse ne faisait-elle pas obéir, comme une Circé, la nuée et la tempête et les noirs oiseaux envolés, lorsqu’elle habitait au haut d’une montagne, gardée seulement par deux grands chiens grondants, qui semblaient être les visibles images de ses indignations et de ses colères ?

Camées parisiens (1889)


Émile Caro

Au moins dans la forme d’un sentiment, sinon d’une doctrine cette philosophie de désespoir a troublé dans ces dernières années plus d’une âme qui a cru se reconnaître dans l’accent amer, hautain d’un poète de grand talent, l’auteur des Poésies philosophiques. Si l’on voulait démêler l’inspiration qui fait l’unité de ces poèmes étranges et passionnés, on ne se tromperait guère en les cherchant dans la conception de l’infelicità. C’est un Léopardi français égalant presque l’autre par la vigueur oratoire et le mouvement lyrique.

Le pessimisme au XIXe siècle (1878)


Théophile Gautier

C’est une note qu’on n’est plus habitué à entendre et qui nous cause une surprise pleine de charme. Mais si, par quelques formes de son style, Mme Ackermann se rapproche du XVIIe siècle, elle est bien du nôtre par le sentiment qui respire dans les pièces où elle parle en son propre nom. Elle appartient à cette école des grands désespérés, Châteaubriand, Lord Bryon, Shelley, Léopardi, à ces génies éternellement tristes et souffrants du mal de vivre, qui ont pris pour inspiration la mélancolie.

Rapport sur le progrès des lettres par MM. Silvestre de Sacy, Paul Féval, Th. Gautier et E. Thierry (1868)


Alfred Marchand

Donc, ce qui a inspiré l’œuvre de Mme Ackermann, c’est bien une souffrance, une passion, non du cœur, mais de l’esprit. C’est par un effort de l’imagination qu’elle s’est représenté tous les deuils qui frappent les hommes et que, se substituant à eux, elle s’est faite leur interprète. Ce n’est pas en son nom personnel, c’est au nom de l’humanité dévorée du besoin de justice, d’amour et de bonheur, et que le positivisme et le darvinisme interprété dans son sens le plus étroit semblent devoir priver de tout ce qui garantissait la possibilité de conquérir le souverain bien ; c’est surtout au nom d’une génération aux yeux de laquelle l’au-delà menace de s’évanouir avec ses promesses et ses consolations, pour la laisser au plus fort d’une lutte pour la vie toujours plus âpre, d’une mêlée toujours plus féroce et plus impitoyable ; c’est au nom de notre génération que Mme Ackermann a parlé.

Poètes et penseurs (1892)


Pierre Martino

C’est une grande souffrance–la mort d’un mari aimé–qui persuada Mme Ackermann qu’elle était vraiment poète. Elle était déjà préparée par sa culture, très philosophique, point du tout idéaliste, à penser que la vie était mauvaise ; ce deuil lui donna définitivement le goût du néant. Elle se jeta passionnément dans la lecture des livres qui pouvaient consolider cette sereine désespérance : Pascal, qui lui fut un maître de scepticisme, Hegel, Spinoza, Kant, Schopenhauer, Berthelot, Littré, etc. Tantôt elle inclinait au panthéisme, tantôt elle était une pure positiviste ; elle s’exaltait contre le christianisme . . . on n’oublie pas quelques-uns de ses vers, martelés en de dures formules.

Parnasse et symbolisme (1967)


Sully Prudhomme

Ses qualités sont précisément celles qu’on rencontre le plus rarement chez les écrivains de son sexe: la vigueur de la pensée et l’éloquence de l’expression. Ses cris sont tout virils, le soupir élégiaque, si fréquent dans la poésie féminine, ne l’est point dans la sienne. . . . . Mme Ackermann a trouvé en poésie des accents qui lui sont propres pour exprimer le dernier élan de l’âme humaine aux prises avec l’inconnu : c’est là le caractère éminent de son œuvre. Les sujets qu’elle excelle à traiter, tirés du problème de la condition de l’homme, sont d’un intérêt supérieur et permanent.

Anthologie des poètes français du XIXe siècle (1887-1888)

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