Poésies inédites (1881)

Pensée Triste

Amour, le printemps rit dans les arbres en fleur ;
La terre tour à tour a la douce pâleur
Et l’éclat rougissant des jeunes épousées ;
Le ciel d’un blanc laiteux a des teintes rosées ;
L’eau s’égaie et babille au pied des buissons verts,
Et l’on dirait qu’au bois l’oiseau chante des vers.
Regarde ces pêchers aux corolles décloses,
Ces cerisiers tout blancs, et ce monde de choses
Si simples, et pourtant si belles qu’à les voir
On se sent le cœur pris d’un immortel espoir,
Et qu’on regarde en haut et qu’on se dit : Peut-être !
Comme si l’on pouvait rien apprendre et connaître
Avant d’avoir dormi le ténébreux sommeil
Dont nous ne savons pas quel sera le réveil.
Est-ce que cette idée en ce moment t’étonne ?
Eh bien ! je te l’avoue, elle m’est chère et bonne ;
J’aime à penser qu’un jour, dans un de ces sillons
Qu’on ouvre le paysan aux pentes des vallons,
Mon corps ira s’étendre et redeviendra poudre.
Il ne m’en coûte pas ainsi de me dissoudre,
Et de rentrer d’avance en toute liberté
Au creuset de la vie et de l’éternité.
Est-ce que je t’attriste en parlant de la sorte ?
Oh ! sois tranquille, va, le bonheur me rend forte,
Et d’ailleurs ta tendresse est le lien béni
Par lequel je m’attache au désir défini,
Et me suspends joyeuse à ton bras qui m’enchaîne,
Telle qu’une églantine au branchage d’un chêne.
Ne m’en veuille donc pas, et que tes yeux aimés
Ne jettent plus sur moi ces regards alarmés ;
Et s’il m’échappe encore un mot qui t’effarouche,
Oh ! je t’en prie, Amour, ne me ferme la bouche
Ou qu’avec un sourire ou qu’avec un baiser.
Parce que je mourrais d’avoir pu t’offenser.

Les Ormes, 11 avril 187…

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