Louisa Siefert : Les pauvres filles I, II, III
Poésies inédites (1881)
Les pauvres filles
I.
Celle-ci se mourait à l’hôpital. L’angoisse,
La misère, le deuil, tout ce qui blesse et froisse,
L’avaient conduite là, sans espoir, à trente ans.
Comme en un miroir trouble aux reflets inconstants
Se voyait sur son front la trace fugitive
Dans sa beauté ; ses yeux, qu’une larme captive
Dans l’ombre pailletait, avaient des éclairs bleus
Comme les lacs profonds aux longs plis onduleux ;
Son sourire gardait sous les plis de la lèvre
La fierté du dégoût et du dédain. La fièvre
L’emportait lentement. Comme elle avait vécu,
Seule, elle s’en allait. Son courage vaincu
L’abandonnait ; sa force, à la fin épuisée,
Dans un dernier combat avait été brisée.
Sinistre, maintenant qu’elle avait tout compris,
Elle attendait la mort sans soupirs et sans cris.
Chez son père elle avait grandi sans être aimée ;
Ame toute de feu, sans cesse comprimée,
Elle souffrait d’un mal que nul ne concevait.
Dans cet intérieur rigide, elle rêvait,
Oiseau, du nid joyeux, et fleur, de la lumière !
Elle pleurait tout bas d’être ainsi prisonnière
Entre sa sœur si grave et son père si froid,
Qui marchaient tous les deux dans le sentier étroit
Sans connaître jamais défaillance ni doute.
Alors, un beau jeune homme, un Monsieur, sur sa route
Avait passé. Tremblante, elle avait tout un jour
Cru saisir le bonheur immortel dans l’amour.
— Puis la nuit s’était faite, et, de tous repoussée,
Car son père l’avait hors de chez lui chassée,
Elle s’était enfuie un enfant dans les bras.
Deux ans, pour cet enfant, son seul bien ici-bas,
Ce dernier souvenir d’une ivresse dernière,
Ce témoin adoré d’une faute encor chère,
Ce doux rayon joyeux qu’elle avait conservé,
Honte, mépris, misère, elle avait tout bravé !
Deux ans entiers, usant sa vie à cette tâche,
Elle avait travaillé sans repos ni relâche.
Heureuse d’un sourire aux yeux de son enfant,
Elle avait des moments où l’orgueil triomphant
D’être mère effaçait pour elle toute outrage. —
Or, comme elle était seule, une nuit, à l’ouvrage,
Comme elle l’écoutait dormir, elle entendit
Qu’il râlait. Le pauvre ange une heure se tordit
Sur ses genoux, en proie à l’agonie horrible
Du croup puis il mourut. Elle, sombre, terrible,
Ne voulait pas d’abord comprendre; elle disait
Qu’il dormait bien longtemps, et doucement baisait
Ses yeux éteints. Soudain, dans sa tête affaiblie
La vérité s’était fait jour, et la folie
Prenait possession de son pauvre cerveau.—
Mais avec elle rien ne durait. — De nouveau
La raison lui revint et vainquit le délire,
Elle pouvait souffrir encor.
Ce long martyre
S’achevait lentement à l’hôpital. Celui
Qui l’avait autrefois délaissée, aujourd’hui
Pouvait tranquillement passer par cette salle ;
Riche, heureux, marié, dans sa pitié banale,
Il pouvait s’arrêter et jeter sur ce lit
Le regard où le froid égoïsme se lit.
Il pouvait sans danger demander son histoire ;
Il était impossible à ce cœur sans mémoire
Qu’il reconnût jamais ses premières amours,
Celle qui, même là, s’en souvenait toujours.
II.
Et cette autre, la nuit, s’en allait par la ville.
Entant sans nom, jolie, indolente, docile,
Sa mère qui buvait et voulait de l’argent,
Et la battait avec un gros rire outrageant,
Avant qu’elle eût atteint quinze ans, l’avait vendue.
Elle, triste soudain d’être ainsi descendue,
Luttant pour résister à la fatalité,
Et s’efforçant de vivre avec honnêteté
Pour nourrir ses enfants, — hélas ! elle était mère ! —
Avait assez longtemps poursuivi la chimère
De leur avoir du pain par son travail. L’amour,
Pur et chaste roman, qui lui vint en retour,
Et lui sourit un soir dans l’harmonie ancienne
De Mozart (elle était bonne musicienne,
Et souvent avec un jeune artiste voisin
Jouait de vieux duos), l’amour et tout l’essaim
Des doux rêves s’étaient alors levés pour elle.
Plus de honte, il prenait les enfants ! de querelle,
Il l’aimait ! de remords, il allait l’épouser !
Son-pauvre cœur gonflé de joie à se briser,
Tout à cet avenir qui la refaisait fière,
Qu’elle n’espérait plus, se fondait en prière,
Et sa lèvre tremblait en murmurant : Dieu bon !
Or, la mère, ayant tout appris, avait dit : Non.
Elle voulait toujours de l’argent. Et liée
À de nouveaux devoirs sacrés, et mariée
À l’homme dont l’honneur couvrirait désormais
Tout le passé, sa fille échappait pour jamais
À ses avides mains, à son cynique empire.
Quoi qu’on eût en dehors d’elle pu faire et dire,
Depuis longtemps sa fille était son revenu.
Et ces projets si chers de bonheur continu,
Et le labeur à deux, près du foyer paisible,
Et le relèvement par l’amour invincible,
Et la vertu, vaincue en ces derniers combats,
Tout s’était écroulé sous ce: Je ne veux pas !
Sans souvenir, sans pleurs, sans force, sans pensée,
Le cœur mort, l’âme éteinte, hébétée et glacée,
Pour ramasser l’argent que sa mère voulait,
Par la ville, la nuit, maintenant elle allait.
Et sa mère ivre étant du cabaret tombée
Dans la fosse commune, elle, au vice courbée,
Libre enfin, mais trop tard, front bas, regard muet,
Pour mieux faire élever ses fils, continuait.
III.
La troisième, si belle avec son air de vierge,
Ses grands yeux noirs baissés et sa pâleur de cierge,
Calme, frêle, candide et fière comme un lis,
Sous le gazon banal où sont ensevelis
Les pauvres morts, avait pris place ; et, toute seule,
Sa mère, avant le temps plus vieille qu’une aïeule,
Le cœur plein de sanglots convulsifs, étouffants,
À son logis désert, sans époux, sans enfants,
Revenait pour pleurer, Rachel infortunée,
Cette seconde fille après sa fille aînée.
O dernier coup ! pour elle à present tout gisait
Dans cette tombe où l’ange endormi reposait.
Après le deuil cruel qui l’avait faite veuve
Et l’avait ruinée en même temps, l’épreuve
Lente de la misère et du travail forcé,
Après tous ces chagrins sans nom, dont le passé
Se composait pour elle, il lui fallait encore,
Nuit morne qui renonce à l’espoir de l’aurore,
Perdre toute sa joie et tout son avenir !
Et la lutte venait seulement de finir.
Mais cette fille, ô Dieu ! mais elle était la vie
De sa mère, partout elle l’avait suivie :
Enfant, par son doux rire elle avait allégé
Les soucis dont ce front était toujours chargé ;
Elle avait consolé par sa douceur céleste
Les maux les plus cuisants ; puis, souvenir funeste !
Jeune fille, elle avait été le gagne-pain ;
Elle avait enduré le froid, souffert la faim,
Passé de longues nuits près d’une lampe trouble ;
Afin, le lendemain, d’être payée au double,
Et mainte fois, brodeuse et peintre tour à tour,
Elle avait prolongé sa veille jusqu’au jour,
En cachant avec soin à la sollicitude
Maternelle l’excès de cette lassitude.
Puis un jour, à la fièvre, à la toux, elle avait
Dû céder, et laisser tomber sur le chevet,
Pour ne plus la lever, sa tête endolorie.
Dans le recueillement d’une sainte qui prie,
Dans le chaste abandon d’un enfant qui s’endort,
Elle s’était livrée à l’œuvre de la mort,
N’emportant de ce monde en une larme amère
Qu’un regret exprimé par le nom de sa mère.
Et la mère pensait qu’elle avait autrefois
Des parents en grand nombre et des amis au choix,
Dont les filles vivaient heureuses, toutes roses,
Parce qu’en leurs maisons bien chaudes et bien closes,
Ils avaient pu ne les laisser manquer de rien ;
Que sa fille était morte, et qu’ils le savaient bien,
Les riches, que gênait leur pauvreté si fière,
Et qui n’avaient un jour trouvé d’autre manière
De les aider, qu’en la séparant de l’enfant
Dont ils auraient payé la dot dans un couvent ;
Elle pensait encore au refus de sa fille,
Au courroux dédaigneux de toute sa famille,
Et, pesant chaque chose avec un sombre effroi,
Elle pleurait toujours et demandait : Pourquoi ?