Poésies inédites (1881)

Au Revoir

Grand’mère, à ce moment affreux de son départ
Où, l’angoisse perçant nos cœurs de part en part,
Les pleurs les plus amers nous baignaient le visage,
Plus forte que nous tous en dépit de ton âge,
Tu lui dis : Au revoir ! quand nous disions : Adieu !
Puis, calme, tu mourus en nous parlant de Dieu.
Et sept ans ont passé depuis qu’au cimetière
Nous avons sur ton front scellé la lourde pierre,
Tandis que, malgré moi, je pensais à ce mot,
Que toi seule lui dis en regardant là-haut,
Et que je soupirais de l’ironie intense
Que formait ton cercueil avec cette espérance.
Eh bien ! tu disais vrai, grand’mère ; il fut un jour
Où, joyeux, nous avons attendu son retour,
Où chacun s’est levé de grand matin pour être
Le premier sur la route à le voir apparaître ;
Où nous avons crié : Le voilà ! le voilà !
Et rendu grâce au ciel qui permettait cela
Après tant de tourment, de souffrance et de lutte.
—Un jour ? Non, c’était trop, une heure, une minute ;
Car. — ô fatalité du destin inconnu ! —

Ce n’était pas pour nous qu’il était revenu,
Et qu’il avait franchi la moitié de la terre ;
C’était pour toi, la morte, et pour ton grand mystère,
Puisque, de ce voyage immense encore las,
Il a refait celui d’où l’on ne revient pas.

Grand’mère, il est couché maintenant à ton ombre ;
Il est allé fidèle à ton rendez-vous sombre,
Lui, si jeune et si fier, mélancolique et beau…
Horreur ! ton Au revoir ! était dans le tombeau !

Qui nous répond pourtant que tu t’y sois trouvée
Pour lui tendre les bras lors de son arrivée ?
Qu’est-il resté de toi sous les plis du linceul ?
N’est-il pas à son tour formidablement seul
Pour te suivre de loin dans ce gouffre où le rêve
Craint autant que la route ou s’allonge ou s’achève ?
Ne nous aura-t-il pas de beaucoup devancés
Quand après lui, plus tard, nous serons trépassés ?
Où serez-vous tous deux, et grand-père et les autres
Qu’autrefois nous avions aimés et sentis nôtres,
Et qui s’en sont allés inertes, sans avoir
Un mot de souvenir, de pardon ou d’espoir ?

Mais pourquoi demander à qui ne peut entendre !
Votre sourire était ce qu’il fallait comprendre
Lorsque vos yeux, fermés aux rayons d’ici-bas,
Se sont ouverts à ceux que nous ne voyons pas.
Vous aviez vos raisons pour être si tranquilles,
Pour nous dire avec paix ces mots si difficiles
« C’est la fin ! c’est la mort ! » et pour croiser les mains
Avec la dignité des héros surhumains.

Vieille femme et jeune homme issus de même race,
Ainsi vous nous laissiez l’exemple que n’efface
Ni le temps qui s’en va ni l’amour qui fleurit,
Comme un saint héritage à garder dans l’esprit ;
Toi, grand’mère, ta foi, si hardie et si ferme
Que, libre, elle montait dans l’infini sans terme,
Et savait inspirer à nos cœurs défaillants
La même confiance et les mêmes élans ;
Toi, frère, ton courage et ton silence auguste
Lorsque tu nous montras comment expire un juste,
Qui fut aux plus beaux jours de son âge charmant
Le martyr du devoir accompli simplement.
Ah ! c’est qu’il est en nous un instinct qui proteste,
Qui veut que le plus jeune après le plus vieux reste,
Qui se refuse aux coups dont nous sommes atteints,
Et qui demande au ciel compte de nos destins.
Notre chair est trop faible et trop endolorie ;
Quand notre âme se tait, accablée, elle crie
Comme si nos aînés souffraient dans le cercueil
Notre même douleur et notre même deuil.
Nous qui trouvons la vie effroyable, et qui sommes
Prêts à nous révolter du sort commun des hommes,
Nous pleurons de ne pas pouvoir les retenir,
Comme si notre tour ne devait pas venir ;
Comme si ce passé qui semble plein de charmes
N’avait pas eu ses maux, ses veilles et ses larmes ;
Comme si maintes fois nous n’avions pas senti

Que le bonheur rêvé nous a toujours menti,
Et qu’il n’en est pas d’autre (où que l’espoir se pose)
Que d’attendre sans fin quelqu’un ou quelque chose.
C’est que nous avons peur de ce passage obscur
Au bout duquel le port nous apparaît peu sûr ;
C’est que la force manque et que la foi chancelle
À voir autour de nous la mort universelle
Éteindre les soleils comme les yeux chéris,
Et puis nous laisser là, stupides et meurtris ;
C’est que pour une mère à genoux sur la fosse
Que son fils premier-né prit comme lit de noce,
Il n’est pas de promesse, au nom même de Dieu,
Qui lui puisse adoucir l’horreur de cet adieu,
De ce déchirement d’esprit, de cœur, d’entrailles,
Qu’elle endura le jour des blanches funérailles,
Lorsqu’elle murmurait en étouffant ses cris :
« Toi qui l’avais donné, pourquoi l’as-tu repris ? »
C’est qu’elle oublie, hélas ! la peine de la vie
En pensant à la mort qui l’a sitôt suivie,
Et que ses pauvres yeux brûlés, noyés de pleurs,
Fixés sur ce tombeau, ne voient plus rien ailleurs.
—Plus rien ?… Est-il donc vrai que l’âme dans la bière
Descende avec le corps et se fonde en poussière ?
Faut-il croire ceux-là qui disent : « Vainement
À nos regards chercheurs s’ouvre le firmament ;
Chaque jour la science y creuse son domaine,
Et le rêve orgueilleux de l’homme s’y promène ;
Mais l’être n’est qu’un souffle, et pour Divinité
N’a que force ou matière en ce temple enchanté ? »
Faut-il croire ceux-là qui disent: « L’espérance

N’est que pour l’affligé qui bénit sa souffrance ? »
Ou ceux qui, plus naïfs, disent encor : « L’oubli
Efface vite en nous l’amour enseveli ? »
Non, mon cœur se soulève et ma raison se dresse
Contre tout ce qui froisse et blesse ma tendresse.
Je sais que notre temps est dans l’éternité.
Comme le grain de sable à l’Océan jeté ;
Je sais que notre globe est perdu dans l’espace
Comme la fleur des champs dans l’ouragan qui passe ;
Je sais que tout désir, tout songe, tout effort,
Comme le flot se brise en arrivant au bord,
Et que les gens heureux devraient sans cesse craindre
En tombant de plus haut d’être les plus à plaindre ;
Mais je sais que l’espoir est encor de l’amour,
Et que j’en ai besoin comme d’air et de jour ;
Que devant l’infini l’intelligence humaine
Ne comprend rien, sinon qu’une loi souveraine
Y régit toute chose en un splendide accord,
Et que partout la vie y déborde la mort.
Je sonde l’inconnu tout peuplé d’ombres chères
Qui m’y semblent briller comme autant de lumières.
Et les sentant revivre en mon cœur transporté,
Je leur dis: « Au revoir dans l’immortalité !…»

Les Ormes, 2 novembre 1876.

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