Louisa Siefert : À M. Paul Chevanard
Poésies inédites (1881)
À M. Paul Chevanard
Ami, mon noble ami, qui parfois permettez
Que je vienne un moment m’asseoir à vos côtés,
Et je que vous surprenne en l’austère attitude
De la réflexion et de la solitude ;
Vous qui m’avez laissé lire sur votre front
Dans l’éternel ennui les tristesses sans fond,
Mon âme a le vertige à contempler votre âme ;
Et quand le vif reflet de quelque ancienne flamme,
Sous tant de cendre éteinte et de mornes débris,
La montre si vivante à mes regards surpris,
Ami, je ne sais plus qu’admirer davantage
De toutes les grandeurs qui sont votre partage,
Tant vous m’apparaissez superbe et désolé
Entre ce sombre deuil et ce génie ailé.
Ainsi, parlant un jour des épreuves humaines,
Vous m’avez dit : « Mes yeux secs de larmes vaines,
Rien de ce que je sens ne transpire au dehors,
Mais au dedans je pleure et me souviens des morts. »
Ces mots ont à leur tour creusé de ma pensée
Un large lit aux flots de douleur condensée
Que chaque année amasse et fait couleur en nous ;
Si bien qu’à votre exemple, amertume et courroux,
J’ai tout purifié dans l’onde intérieure,
Et que le souvenir seulement en demeure,
Comme pour m’aider mieux à saisir le secret
De votre paix puissante et de votre regret.
Car ceux que vous pleurez durant votre âpre veille,
Ceux dont l’esprit revient rythmer à votre oreille
Le poème oublié de quelque amour déçu,
Ceux de qui vous savez tout ce qu’on n’a pas su,
Ceux qui, vous choisissant pour confident suprême,
Ressuscités par vous, revivent en vous-même,
Et, secouant loin d’eux les siècles effeuillés,
Hantent votre cerveau comme hôtes familiers,
O mon ami, ce sont toutes les âmes belles,
Héros, martyrs, penseurs, les vaincus, les rebelles,
Que leur douleur consacre et que l’art a faits siens.
Vous chérissez en eux des frères plus anciens ;
Vous n’accordez pas moins de sympathie ardente
À Beethoven, Rousseau, Michel-Ange ou le Dante,
Qu’aux compagnons frappés hier entre vos bras ;
Votre cœur, si rempli, d’aimer n’est jamais las,
Et quand vous arrachez à l’oubli qui l’enserre
Quelque grand souvenir d’une sainte misère,
C’est un motif pour vous, ô divine bonté !
D’honorer et de plaindre encor l’humanité.
Pourtant, quelle n’est point votre mélancolie !
Comme votre bras tombe et votre tête plie !
Et, dans votre sourire indulgent et si doux,
Comme on sent que le doute a brisé tout en vous !
Votre œil désenchanté semble juger la vie ;
Jamais un mot de vous ne trahit une envie :
Vous n’avez ni désir, ni colère, ni peur ;
Et si vous poursuivez quelque rêve trompeur
Où l’écho de l’amour vibre aux pentes fleuries,
C’est que, toujours enclin aux pures songeries,
Pour oublier la terre et son destin fatal,
Vous vous réfugiez dans le monde idéal.
O philosophe artiste, ô stoïque, ô poète,
C’est donc de ce néant que la sagesse est faite ?
Pour aimer d’un cœur libre et fort
II nous faut donc avoir senti notre âme veuve,
Et n’avoir entrevu, du milieu de l’épreuve,
De paix pour nous que dans la mort ?
Il faut donc que, traînant la lourde croix sanglante,
Nos pieds se soient meurtris sur une route lente,
Que nos fronts fiers et résolus
Aient tristement porté la couronne d’épines
Qu’enfin ce cri d’horreur ait brisé nos poitrines :
Je croyais et je ne crois plus !
Il faut donc que la nuit ait couvé la lumière,
Et, pour rompre à jamais la chaîne coutumière
Qui restreint l’esprit en son vol,
Il faut donc avoir fui toute chimère heureuse,
Et couché tout espoir dans le tombeau que creuse
Chacun de nos pas sur le sol ?
Oh ! dites, c’est donc vrai qu’il faut que tout succombe,
Que souvent le meilleur est le premier qui tombe
Frappé dans son plus juste orgueil ?
Ami, vous qui voyez d’une hauteur sereine
Chaque héros descendre et lutter dans l’arène,
Dites, c’est donc là votre deuil ?
O beauté, pureté des jeunes cœurs sans rides,
Fraîcheur d’illusion des enfances candides,
Rire clair des gaietés en fleur !
C’est donc vrai qu’à tout perdre ici-bas tout nous pousse,
Et qu’alors seulement nous revient, calme et douce,
La majesté de la douleur ?
Oui, vous m’avez montré cette fin des alarmes ;
Vous m’avez, vétéran, prêté vos propres armes
Pour la guerre où j’allais, conscrit ;
Vous m’avez dit : – Courage ! et, dans votre clémence,
Vous avez ajouté : – L’horizon est immense,
Qui sait ce qui là-bas s’écrit !
Je vous ai dû la force et souvent la victoire.
Si l’aube me sourit du fond de l’ombre noire,
Vous m’en fûtes le précurseur ;
Mais, dites, à mon tour ne puis-je rien vous rendre,
Et n’est-ce rien pour vous que l’amitié si tendre
Qui de vous me fait fille ou sœur ?
Les Ormes, octobre 187…