Poésies inédites (1881)

À MON FRÈRE E…..

I.

Quand vous étiez tous deux assis l’un près de l’autre,
Quand votre voix était un murmure furtif,
Quand son regard humide, en voulant fuir le vôtre,
Vous revenait toujours doux et comme captif ;

Quand vos âmes en vous répétaient : Il est nôtre
Ce bonheur idéal de l’amour primitif !
Et qu’à son front de vierge, à votre front d’apôtre,
Le même espoir en fleur brillait pur et craintif ;

Soudain vous m’avez vue ou rêver ou sourire…
Vous vous parliez bien bas, parlez plus bas encor.
Le soleil radieux vous auréole d’or ;

Tandis qu’autour de vous un vent tiède soupire,
Causez Bach ou Mozart, naïfs musiciens !
Moi, je regarde ailleurs et je me ressouviens.

II.

Non, mon cœur n’est pas vide et ma foi n’est pas morte:
De tant de chers débris, que l’âpre adversité
Disperse autour de moi, quelque chose est resté,
Quelque chose de grand que nul souffle n’emporte.

Frère, vous l’avez dit, il est vrai, je suis forte,
Et rien, jusqu’à ce jour, n’a courbé ma fierté.
L’amour du Dieu vivant et de l’humanité,
L’amour pur vibre en moi, m’encourage et m’exhorte.

C’est un noble trésor dont je sais la valeur,
Et quoi qu’il m’ait jadis apporté de douleur,
Je ne regrette plus les rêves qu’il me coûte.

Mais pour votre bonheur, oh ! ne sachez jamais
Ce que j’ai dû laisser de tout ce que j’aimais
Au passé de ma vie, aux pierres de la route.

III.

Frère, vous étiez triste et votre cœur souffrait
Hier ; on aurait dit que la plus grande peine
Qui puisse désoler une existence humaine,
Celle de n’être pas aimé, vous dévorait.

Frère, le croyez-vous ? Ce rongement secret,
Ce doute, est-ce là ce dont votre âme est pleine ?
Et laissez-vous flétrir à la fiévreuse haleine
Du désespoir, la fleur qui pour vous s’entr’ouvrait ?

Et pourtant, et pourtant… Mais qu’allais-je vous dire ?
Cherchez en d’autres yeux, en un autre sourire,
Le mot qui vous rendra votre sérénité.

N’oubliez pas non plus ce beau vers que j’envie,
Et dont j’ai bien souvent senti la vérité :
« Rêver, c’est le bonheur ; attendre, c’est la vie. »

IV

Je pensais : « Ces aveux si doux, je les ai lus
Dans des yeux où l’amour avait glissé sa flamme,
Et ces secrets charmants ont enivré mon âme,
Et nous fûmes aussi du nombre des élus ! »

Je le vois, je le sens maintenant : je n’ai plus
De souvenirs ; l’idylle a laissé loin le drame,
Et le bonheur complet, qui déroule sa trame
À mes côtés, m’a dit : Les temps sont révolus

Désormais, si je puis, il faudra que j’oublie.
Dire nous, même alors, était dérision,
J’ai seule, toute seule, eu cette illusion.

Voici la vérité : l’amour n’est que folie
Tant qu’on n’est pas allé tous deux par le chemin,
Se parlant à voix basse et la main dans la main.

V

Mais quoi ! même un instant, ai-je bien pu le croire ?
Ce splendide passé, maintenant envolé,
Comme s’envole au ciel ce qui se sent ailé,
Ai-je bien pu tenter d’en oublier l’histoire ?

O souvenirs si chers, pleurs anciens, flots que moire
Un rayon de soleil par la brume voilé,
O crépuscule ombreux, ô matin emperlé,
Vivez dans mon amour, vivez dans ma mémoire !

Quelle comparaison pouvez-vous redouter ?
Quel poème plus pur entendrai-je chanter,
Qui de mon cœur pensif et charmé vous enlève ?

Oh ! ne me fuyez pas, laissez-moi mon trésor !
Si vous m’avez menti, si vous mentez encor,
Quelle réalité valut jamais le rêve ?…

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