Poésies inédites (1881)

À madame la duchesse de la rocheguyon

COMTESSE DE LA ROCHEFOUCAULD

Hier, avec les fleurs des premières années,
Sous mes pieds alourdis s’étaient aussi fanées
Les premières illusions
Qui faisaient, dans leur grâce et dans leur ignorance,
Un si joyeux cortège à la fraîche espérance
Par les chemins où nous passions ;

Et je les regardais d’un œil fixe et sans larme :
Car le vrai deuil, pudique et sobre de vacarme,
Auquel on se livre en secret,
Sûr de sa volonté, ménager de sa force,
S’enfonce dans le cœur comme une lame torse
Qui très lentement vous tuerait.

La plaine devant moi s’ouvrait déserte et nue.
Seul, le vent du hasard pour son œuvre inconnue
Y poussait mon pas incertain ;
Au ciel décoloré qui pesait sur ma tête,
Nul rayon de soleil, nul éclair de tempête,
Pas plus de soir que de matin !

Oh ! la tristesse ainsi m’était plus grande encore !
Sa paix même excluait l’attente d’une aurore,
D’un retour du beau rêve ancien ;
Et si, lorsque j’errais pensive et résignée,
Vous m’eussiez demandé : « Quelle est ta destinée ? »
Hélas ! j’aurais répondu : « Rien ! »

Aujourd’hui l’azur sombre, étincelant d’étoiles,
Frémit au vent de l’aube et soulève ses voiles
Jusqu’à l’insondable infini ;
La terre m’apparaît immortellement belle,
Mon jeune sang, pareil à la sève rebelle,
Remonte à mon cœur rajeuni.

Je me reprends à rire, à désirer, à croire,
Je m’attache au bonheur et non plus à la gloire.
Je m’inquiète et je m’émeus :
Car l’âme a des reflux comme les mers fatales
Dont les blancs naufragés sont les souvenirs pâles
Engloutis au gouffre écumeux.

Vainement j’ai voulu me faire un cœur de pierre,
Me sceller à jamais l’oreille et la paupière,
M’engourdir d’un sommeil de mort;
Je n’ai fait qu’amasser en moi plus d’énergie,
Et pour mon âpre lutte et ma voie élargie
Préparer un plus rude effort.

Qu’adviendra-t-il pourtant ? Que sera la réponse
De l’avenir lointain vers lequel je m’enfonce ?
Faudra-t-il encor bien souffrir ?
Hé, qu’importe ! Lisons, page à page, le livre ;
Que regretterions-nous de tout ce qui fait vivre,
Nous qui n’en savons plus mourir !

Oui, j’ignore le but qui s’impose à mon être ;
Vainement, de nouveau je voudrais le connaître,
Avoir le droit d’y renoncer.
Je ne puis l’un ni l’autre, et je vais, fière et calme,
Cueillir droit devant moi le cyprès ou la palme
Qui sur ma route doit pousser.

C’est pourquoi, sans chercher à percer le mystère
Par qui l’esprit s’allie au limon de la terre
Et n’est plus libre qu’à moitié,
J’acclamerai toujours ces trois parts de mon âme,
Ces trois rayons divins nés d’une même flamme,
Poésie, Amour, Amitié.

Les Ormes août 187…

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