Louise Colet : Ressouvenir païen
Ce qui est dans le cœur des femmes: Poésies nouvelles (1852)
Ressouvenir païen
À M.***
APRÈS SON VOYAGE D’ORIENT
Ami, racontez-moi votre belle odyssée,
Que poursuivit deux ans ma jalouse pensée ;
Dans votre style, net et vrai comme un miroir,
Ce que vous avez vu, faites-le-moi revoir !
Du flot jaune du Nil au flot bleu du Bosphore,
De la mer du Pirée à celle où fut Gomorrhe,
Du désert de Palmyre au rivage de Tyr,
Ce que vous ressentiez, faites-le moi sentir.
Vous avez su garder la foi des grands artistes,
Ces croyants éternels, sérieux fantaisistes,
Qui, parmi les débris des mondes au tombeau,
Vont partout recherchant la trace du vrai beau.
L’Égypte et l’Orient, mœurs, monuments, nature,
Passent dans vos tableaux en magique peinture.
— C’est vers Alexandrie un navire cinglant.
Du soleil sur les eaux c’est le disque sanglant,
Les minarets du Caire et les temples de Thèbes,
Des mameluks jouant avec de bruns éphèbes,
La cataracte, douche immense de l’éther,
Le grand sphinx accroupi sur le seuil du désert,
L’hiéroglyphe cachant quelque page d’histoire,
La ruine, le flot, le roc, le promontoire,
Le dromadaire roux par l’Arabe monté,
Sur un fond de lapis groupe vivant sculpté ;
Un paysage ardent de l’aride Judée ;
Aux terrasses de Smyrne une femme accoudée,
Rêvant, sous les longs plis de ses voiles émus,
Comme la Polymnie auprès des marbres nus!
D’un portique détruit quelque frise immortelle.
Fragment de Phidias, débris de Praxitèle ;
Malte, à son double azur se mirant et riant;
Rhodes, page gothique au livre d’Orient,
Les dômes de Stamboul et les marbres d’Athènes…
Tous ces vifs souvenirs de régions lointaines,
Rendus dans leur pensée et leur contour précis,
De leur réalité font vivre vos récits.
Loin du ciel de mon âme, oh ! que je vous envie,
Moi, fille de la Grèce, en deçà de ma vie !
Mes aïeux ont baigné leurs flancs dans l’Ilissus,
Du sang des Phocéens mes pères sont conçus,
Et mon cœur a gardé, de la race première,
Le triple amour de l’art, du beau, de la lumière.
Je cherchais cet amour dans le vrai, dans le bien,
Sous un ciel froid, qui rend ascétique et chrétien.
Dans la lutte et les pleurs, vous m’avez rencontrée, Inconsolable enfant d’une ardente contrée,
Et vous vous êtes dit, détournant le regard :
En elle la souffrance a fait grimacer l’art.
Oui, la fleur du lotos meurt en changeant de zone ;
Mais il fallait me voir dans mon Delta du Rhône,
Sous la pourpre et l’azur d’un ciel incandescent.
Altière et libre enfant en plein soleil croissant,
Riant parmi mes sœurs, les belles filles d’Arles,
Dans le champ des tombeaux, ô Dante, dont tu parles
Comme on foule les fleurs foulant les ossements,
Et m’enivrant de l’art à ses divins fragments.
Dans le théâtre, assise entre les deux colonnes
Où la ronce et le lierre enlacent leurs couronnes,
Je voyais, du vieux sol qu’on fouillait à mes pieds, Remonter des autels, des urnes, des trépieds ;
Si du béant sillon quelque blanche statue,
Ou Minerve, ou Phébé, se levait chaste et nue,
Tout mon sang tressaillait, l’âme de mes aïeux
Dans ces marbres brisés me révélait mes dieux !
Elles m’apparaissaient, beautés immaculées,
Non par le temps, mais par les prêtres mutilées,
Et, sentant votre injure, ô fils des Phocéens,
Je vouais dans mes chants haine aux Galiléens !
Ils vinrent, farouches sectaires,
Assombrir ces riantes terres
Qu’aimaient les hommes et les dieux,
Et, voilant de deuil la nature,
Au culte du doux Épicure
Arracher les cœurs radieux !
« Frappons ! dit l’évêque Cyrille,
Le monde n’est qu’un champ stérile,
Apre chemin qui mène au ciel ;
La chair désormais est flétrie ;
L’amour est une idolâtrie :
De Vénus renversons l’autel ! »
Et, sur le beau corps d’Aphrodite,
Il étendit sa main maudite ;
Iconoclaste sans pudeur,
Ce jeune sein, ces bras d’albâtre,
Il prend plaisir à les abattre,
Dans son envieuse laideur !
Celui qui plaignit Madeleine,
Celui dont la beauté sereine
Attirait les enfants ravis,
N’aurait pas détruit tant de grâce.
Oui, le Christ vous aurait fait grâce,
Blanches Vénus des blancs parvis !
Dans les ruines des portiques,
M’enlaçant aux marbres antiques,
Cherchant leurs âmes sous leurs traits,
Prise de soudaines tristesses,
Sur le corps brisé des déesses,
Dites-moi pourquoi je pleurais.
Par quels esprits, par quels atomes
Sortis de ces marbres fantômes
Fus-je créée aux mêmes lieux ?
Famille ! courant qui se brise,
Qui sait l’influence transmise
Du sang inconnu des aïeux ?
D’où vient cet amour pour la Grèce,
Aveugle instinct de ma jeunesse ?…
Et, quand mon esprit se forma,
En lisant la mort d’Hypatie,
D’où vient l’ardente sympathie
Dont son martyre m’enflamma ?
Eh ! que m’était donc cette femme,
À qui Platon transmit son âme,
Pour ressentir, comme une sœur,
Mon front pâlir de son injure,
Mon flanc saigner de sa blessure
Et son trépas glacer mon cœur ?
Ami, d’un front pensif et d’une âme attendrie,
L’avez-vous recherchée aux murs d’Alexandrie,
Cette place sacrée où, tombant en héros,
Hypatie expirait aux regards d’Helios ;
Où les prêtres d’un Dieu qui maudissait l’épée,
Pour tarir son génie, envieux, l’ont frappée ?
Avez-vous découvert, à l’ombre du croissant,
Le sol qui la reçut et fut teint de son sang ?
Vous a-t-on vu poser vos lèvres sur la dalle
Où vit le souvenir d’une sœur idéale,
Et de son spectre errant avez-vous recueilli
L’âme du monde antique en elle enseveli ?
1854