Louise Colet : L’ouvrière
Ce qui est dans le cœur des femmes: Poésies nouvelles (1852)
L’ouvrière
Imitation d’une ballade populaire anglaisse.
I
Voyez cette femme en haillons sordides,
Aux longs doigts rompus et creusés de rides,
Esclave asservie au travail sans fin !
Son œil alourdi par la veille est rouge ;
Sans trêve elle coud dans son triste bouge,
Et chante accroupie en proie à la faim :
Travailler, travailler, travailler toujours,
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
II
Dès que le coq jette une note claire
Jusqu’à ce qu’au ciel l’étoile s’éclaire,
Travaillons ! Le Christ bénit le labeur,
Mais non ce travail homicide, infâme,
Usant notre corps, dégradant notre âme,
Faite pour aimer un Dieu créateur.
Travailler, travailler, travailler toujours,
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
III
Allons, faible enfant, allons frêle fille,
Tirons à l’envi notre active aiguille,
Taillons et piquons, cousons, hâtons-nous ;
Mes yeux sont en sang, travaillons, vous dis-je !
Mon cerveau confus est pris de vertige,
Le sommeil m’abat… en rêve je couds!…
Travailler, travailler, travailler toujours
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
IV
Hommes entourés de mères heureuses,
D’épouses, de sœurs fraiches et rieuses,
Le lin éclatant revêtu par vous,
C’est la vie, hélas ! d’humbles créatures
Cousant le linceul de leurs sépultures,
En cousant ce linge au toucher si doux !
Travailler, travailler, travailler toujours,
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
V
La mort ! Se peut-il qu’à son nom je tremble ?
Pourquoi la craindrais-je ? Elle me ressemble
Ell a ma pâleur, mes traits amaigris,
Depuis que j’ai faim, jumelles nous sommes ;
D’où vient que le pain coûte tant aux hommes ?
Leur sang et leur chair sont à si vil prix !…
Travailler, travailler, travailler toujours,
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
VI
Quel est mon salaire ? Hélas ! je travaille
Pour un peu de pain, pour un peu de paille,
Une table, un banc, brisés à demi…
Mon mur est si nu, si triste, si sombre,
Que parfois, mon Dieu, je bénis mon ombre
De s’y dessiner ainsi qu’un ami !….
Travailler, travailler, travailler toujours
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
VII
Le matin, le soir, quand la cloche tinte,
Courbée au labeur, de fatigue éteinte,
Comme un criminel aux travaux forcés,
Je suis toujours là ; mes pieds s’engourdissent,
Mon cœur ne bat plus, mes doigts se roidissent,
Je meurs… Travaillons ! ce n’est pas assez !
Travailler, travailler, travailler toujours
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
VIII
Aux mornes lueurs su sombre décembre,
Sans feu travailler dans l’humide chambre ;
Et, quand le soleil brille aux jours d’été,
Comme pour narguer ma chaîne éternelle.
Désertant mon toit, voir que l’hirondeile
Du ciel lumineux fend l’immensité !
Travailler, travailler, travailler toujours
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
IX
Seulement une heur au clos du village
Respirer la sauge et le thym sauvage,
L’herbe sous mes pieds, le ciel sur mon front ;
Seule, une heure, aux champs me sentir renaître,
Ainsi que j’étais avant de connaître,
Ce qu’ont de douleurs la faim et l’affront !
Travailler, travailler, travailler toujours
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
X
Une heure de trève à mon cœur malade !
Au prix de mon pain une promenade !
Oh ! ce court loisir… – Jamais le bonheur !
Non, jamais l’amour ! jamais l’espérance !
Mais, une heure aux champs, pleurer ma souffrance,
Ces larmes viendraient rafraichir mon cœur !
Travailler, travailler, travailler toujours
De l’aube au déclin de nos tristes jours !
1850