Louise Colet : La Place Royale
Ce qui est dans le cœur des femmes: Poésies nouvelles (1852)
La Place Royale
Paris s’aligne, il ratisse ses rues,
Il s’éclaircit, il relui en tout lieu ;
Pour ses bourgeois il fait des avenues ;
J’ose pourtant vous regretter un peu,
O du passé demeures disparues !
Beau pavillon où dansait Richelieu,
Brillants hôtels des Turenne, des Guise,
Des Coligny, des Condé, des Rohan,
Jolis palais des Boufflers, des Soubise.
Où s’agitaient l’histoire et le roman,
Vous héritiers vous mettent à l’encan,
Et le niveau vous submerge à sa guise,
Nobles ilots perdus dans l’Océan.
Il n’est que toi, vieille place Royale,
Déserte et triste, oubliée, à l’écart,
Qui pour tout bruit entends par intervalle
Quelque vieux fiacre au pas de corbillard,
Ou vois passer la servante banale
Menant jouer quelque enfant babillard ;
Il n’est que toi, place aux blanches arcades,
Qui sus garder ta grâce d’autrefois :
Ducs et marquis, voici vos promenades,
Voici l’allée où s’abritaient les voix
Des amoureux donnent les sérénades ;
Des rendez-vous voici les bancs étroits,
Et les balcons d’où tombaient les œillades !
C’est toujours toi, grille au charmant renom,
Cloître du goût et des galanteries,
Où Sévigné causait avec Ninon,
Où méditait la jeune Maintenon.
C’est toujours vous, riantes galeries,
Où le Menteur contait ses fourberies !
C’est le gazon, c’est le même préau,
Des grands duels, des duels à l’épée,
Où de ses mains la noblesse frappée,
Ensanglantant le bassin des jets d’eau,
En plein soleil faisait mainte équipée
Malgré l’édit et malgré le bourreau.
Dans cette enceinte, à l’heure où tout sommeille,
Si quelque vrai poëte erre le soir,
Il voit passer l’ombre du grand Corneille,
Qui, sur les fleurs, près d’elle fait asseoir
L’ombre d’Hugo, dont la gloire est pareille ;
Et tous les deux, fiers, superbes à voir,
Vont devisant alors du vieil Horace,
Du vieux Nangis, de Diégue, de Silva !
Il n’en est plus de cette forte race
Parmi tous ceux que notre âge éleva ;
Plus de vertu, plus d’orgueil, plus d’audace ;
Ah ! comme l’art, l’héroïsme s’en va !
1852